Se faire du blé sans en planter ? par Alexandre Girard

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Alexandre Girard et son équipe nous livre une petite série d’articles sur des enjeux de la transition agricole identifiés et peu traités lors d’accompagnements réalisés auprès de coopératives agricoles françaises.

Le rôle des coopératives auprès des ETA et des héritiers agricoles

Louis est le fils d’un agriculteur gersois. À 18 ans, il obtient son bac à Auch et quitte le Sud-Ouest pour Paris, où il a choisi de poursuivre des études de droit. Ses parents l’ont vu partir avec fierté, et en regrettant son manque d’intérêt pour l’exploitation et la reprise de la ferme familiale.

Désormais à 40 ans, Louis mène une brillante carrière d’avocat dans un grand cabinet, vit à Clamart dans un pavillon récemment acquis avec sa compagne qui vient d’accoucher de leur deuxième fils. Il raccroche avec son père, dorénavant trop âgé pour s’occuper de la ferme et souhaitant lui céder son exploitation. Louis n’a ni formation, ni vocation agricole. Sa vie parisienne lui plait, mais il a conscience de l’intérêt financier de conserver des terres agricoles dont les prix augmentent, et il se sent aussi engagé moralement auprès de ses parents qui ont consacré leur vie à ces terres. Alors, comment les conserver sans bouleverser son équilibre de vie actuel ? Peut-il valoriser son héritage familial sans lui-même devenir agriculteur ? Détenir des terres agricoles sans les exploiter, est-ce la solution pour le futur agricole français ? Se faire du blé sans en planter…

Un brin de lumière sur la situation actuelle

Le 15 décembre 2023, Marc Fesneau, ministre de l’Agriculture et de la Souveraineté Alimentaire de la France, présentait le Pacte d’Orientation pour le renouvellement des générations en agriculture – un ensemble de lois et propositions dont l’objectif primordial est de doter l’agriculture française des leviers nécessaires à la reconquête de la souveraineté alimentaire et à la lutte contre le changement climatique dans un contexte de disparition des agriculteurs. Un des principaux de ces mesures étant de redorer le blason du monde agricole et de ses métiers auprès des plus jeunes, à stimuler l’attractivité d’un secteur de plus en plus délaissé par ces derniers.

La problématique de relève est largement connue et reconnue, mais le fait que l’opération de la Ferme France repose déjà largement sur une main-d’œuvre non-familiale est moins assimilé.  Les chiffres de l’UE démontrent que la participation de la main-d’œuvre non familiale en France est largement supérieure à celle de plusieurs pays comparables dont l’Allemagne, les Pays-Bas et l’Espagne. Même en prenant en compte la main-d’œuvre non-permanente nécessaire aux vendages, ce constat demeure. La Ferme France opère donc déjà largement dans un modèle reposant sur une main-d’œuvre extra familiale, mais il est plausible que la prise de décision commerciale et opérationnelle réside encore entre quelques membres d’une même famille, voire un seul.  Or plusieurs entreprises de collecte ou de vente d’intrants se questionnent pour savoir comment se structurera la prise de décision pour les exploitations dans un avenir relativement court lorsque les décideurs à la progéniture urbaine prendront leur retraite, et ce sans égard à qui demeure propriétaire du foncier. En d’autres mots, la production agricole sera-t-elle confiée à des gestionnaires externes, comment ces gestionnaires souhaiteront-ils être servis, seront-ils coopérateurs ou favoriseront-ils les négoces ? Plus important encore, les coopératives pourraient-elles elles-mêmes se voir confier l’exploitation de propriétés détenues par des héritiers agricoles ?

Historiquement, la propriété du foncier et son exploitation ont été jugées comme étant des éléments indissociables. Cependant, la valeur des terres ayant gagnée en importance dans la plupart des régions, l’association propriété-exploitation est remise en question depuis longtemps. Le retournement de l’agriculture française d’un modèle familial vers un modèle entreprenariat « financiarisé » est bien en cours. En 2022, la SAFER a comptabilisé 980 ventes de nue-propriété, soit une hausse de 6% par rapport à l’année précédente. Cela s’inscrit dans la tendance de séparation du foncier de son exploitation, mode de faire-valoir le plus répandu en France en 2020, qui concerne plus de 75% de la SAU (Surface Agricole Utile) du territoire, et qui a vocation à se renforcer dans les prochaines années.

Si les modèles de location de terres ont tant d’avenir c’est parce que, dans ce nouveau climat, être propriétaire et ne pas exploiter est de plus en plus facile grâce à l’émergence d’entreprises spécialisées. On les appelle les ETA, entreprises de travaux agricoles. Leur marché pèse aujourd’hui 4,4 milliards d’euros, on estime que, déjà, 7% du total des exploitations agricoles françaises leur délèguent intégralement les travaux de culture. Cet acteur grandissant, bien qu’il ait toujours existé, gagne en pouvoir, sa sphère d’activités ne cesse de s’étendre et il opère désormais parfois la totalité des travaux agricoles dans un nombre croissant d’exploitations alors qu’il était auparavant contingenté à la location d’équipement agricole. Son nouveau rôle remet en question son rapport de force avec les coopératives agricoles.

Dès lors, trois modèles semblent émerger et se distinguer pour l’exploitation agricole de demain.

Le premier, ressemblerait à celui qui existe déjà aujourd’hui : un exploitant individuel propriétaire qui utilise de la main d’œuvre non familiale pour l’épauler dans ses tâches. Dans ce modèle, les coopératives doivent d’ores et déjà se positionner fortement sur la constitution de bassins de main d’œuvre conséquents pour accompagner les exploitants dans l’opération quotidienne de leurs terres.

Le second permet à des héritiers ou des propriétaires qui n’ont pas le désir d’exploiter leurs terres de déléguer la gestion à un tiers et de ne garder que le rôle de portage du foncier. Là encore, les coopératives peuvent profiter de l’opportunité et se présenter à ces derniers comme de véritables gestionnaires de l’exploitation, promettant un retour financier en fin d’année au propriétaire mais assurant l’entièreté des opérations quotidiennes. Ces terres peuvent ensuite être valorisées au sein de la coopérative et auprès des adhérents, mises par exemple à disposition de jeunes exploitants ou de nouveaux installés qui n’ont pas les moyens ou l’envie d’acheter des terres mais la volonté de les exploiter.

Le troisième enfin, plus fantaisiste, un modèle dans lequel les coopératives s’engagent dans la production afin de conserver le statut agricole des terres se retrouvant sans exploitant. Les coopératives pourraient dès lors devenir elles-mêmes propriétaires et exploitantes de terres, et ainsi devenir concurrente de leurs propriétaires, serait-ce envisageable?


Alors, se faire du blé sans en planter, oui, cela semble possible. Pour un modèle durable en revanche, il faudra d’abord trouver réponse à plusieurs questions fondamentales mais les coopératives peuvent d’ores et déjà porter leur réflexion sur certains sujets d’actualité :

Comment servir les entreprises de travaux agricoles et les faire rester dans la coopérative? Comment gérer le rapport de force entre ETA et coopératives?

Peut-on imaginer un modèle sans engagement foncier pour un exploitant?

Dans quelle mesure les coopératives doivent-elles devenir des sociétés de portage? Doivent-elles devenir des ETA?

Sources et références :

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